Dr. Achraf AYADI ( Expert bancaire et financier, Paris )
L’emprunt obligataire lancé par la BCT au nom de l’Etat Tunisien sur les marchés internationaux suscite un très grand intérêt. Face à l’enthousiasme du Gouverneur de la BCT et du Ministre des Finances, tous deux sortants, il est légitime de s’interroger sur les niveaux d’engagement financiers qu’implique cette sortie sur les marchés internationaux et sur sa pertinence économique.
D’un point de vue strictement financier, la Tunisie emprunterait 1 Milliard de Dollars américains au taux de 5,75% sur 10 ans. Les remboursements sont semestriels chaque 30 janvier et 30 juillet de chaque année débutant le 30 juillet 2015. A échéance constante, il s’agirait de rembourser plus de 66 Millions de Dollars deux fois par an à 6 mois d’intervalle. Cette opération a également un coût. En effet, pour prêter 100 Dollars à la Tunisie, chaque investisseur ne débourserait que 99,065 Dollars. Au total, l’Etat Tunisien consentirait une « prime d’émission » -d’office- de plus de 9 Millions de Dollars aux investisseurs. Aussi, les arrangeurs de l’opération (les banques et les intermédiaires) recevront 1,5 Millions de Dollars de commissions. Pour résumer, cette sortie sur les marchés internationaux coûtera à l’Etat Tunisien en 2015 plus de 77 Millions de Dollars (échéance du 30 juillet en plus de la prime d’émission et des commissions). Au bout des 10 ans, le total cumulé des intérêts à payer s’élèveraient à environ 330 Millions de Dollars
Ensuite, il faudrait considérer les questions de taux de change. En effet, le Dinar Tunisien a perdu environ 70% de sa valeur face au Dollar Américain en 10 ans[1] et rien n’indique que cette tendance pourrait s’infléchir à moyen et long terme. Elle pourrait même s’aggraver pour deux raisons principales. La première est que, structurellement, nos exportations restent fortement tributaires de la zone Euro et nos importations ainsi que nos dettes fortement dépendantes de la zone Dollar. Nos principaux encaissements se faisant dans une monnaie différente que celle de nos principaux décaissements, nous supporterons toujours un coût de change, lié à un besoin plus fort en Dollars. La seconde, est que la situation du Dinars Tunisien est alarmante au regard du niveau d’inflation actuel. Certes, cette inflation est essentiellement importée et liée aux déséquilibres de nos échanges commerciaux avec l’extérieur. Supposons que, comme les 10 dernières années, le Dinars perdrait encore 70% de sa valeur face au Dollars dans les 10 ans à venir[2]. En gros, la première échéance de 66 Millions de Dollars en 2015 pèserait dans les alentours de 128 Millions de Dinars alors que la dernière échéance, à montant constant en Dollars, pèserait environ 215 Millions de Dinars.
Bien entendu, ces montants peuvent paraître importants et les risques sous-jacents de ne pas être capables de rembourser non négligeables. Il suffit alors d’examiner la différence entre le taux de croissance du PIB –soit la vitesse à laquelle notre richesse nationale croit d’année en année- et le taux d’intérêt de l’emprunt en question. Or, nous n’avons aucune certitude que notre taux de croissance annuel du PIB de 2015 à 2025 sera constamment supérieur à 6%. Même ces ambitieux 6% ne suffiront pas puisque le taux d’intérêt de cet emprunt obligataire qui s’élève à 5,75% ne tient pas compte ni de l’effet de détérioration du change Dinars/Dollars ni de l’effet inflation du Dinar sur l’ensemble de la période. S’agissant d’un horizon lointain, l’estimation de ces paramètres aujourd’hui serait hasardeuse et même peu sérieuse. Il est tout de même légitime de s’interroger sur les certitudes profondes qui ont amené les responsables sortants de la période transitoire à avoir tant foi en notre avenir.
Pas si sûr en fait. Ce n’est pas tant la foi en l’avenir qui a amené un pays marqué au fer rouge du « specultaive » Ba3 de Moody’s et du BB- de Fitch à sortir sur les marchés internationaux et emprunter le double du montant programmé ! De quel avenir parlons-nous puisque nous n’avons pas encore de Gouvernement durable et stable trois mois après la fin des législatives ? Quel est cet avenir radieux qui nous ferait faire une croissance à deux chiffres alors qu’on ne connaît pas encore à quoi ressemblerait notre politique économique ? Pouvons-nous certifier, de quelque façon que ce soit, que ce Milliard de Dollars ira vers l’investissement productif, la croissance et l’emploi ?
C’est donc plutôt l’urgence que représentent des caisses dangereusement vides et une classe politique qui prend son temps pour prendre enfin ses responsabilités qui a poussé L’Etat à sortir, sans garantie et sans attendre, sur les marchés. Pourtant, les agences de notations étaient prêtes à relever la notation une fois nommé le Gouvernement. Quelques semaines de lobbying intense auprès de nos partenaires internationaux auraient aussi permis d’obtenir une garantie, ne serait-ce que partielle, de ce Milliard de Dollars. Nous n’avions pas ces quelques semaines de temps, car il faut payer les salaires de la fonction publique entretemps. Il y a des sortants qui ont déjà présenté leurs démissions en engageant l’Etat pour 10 ans sans pour autant être capables de démontrer sa capacité à rembourser. Il y a des vainqueurs aux élections législatives qui négocient, de façon irresponsable, au mépris de l’intérêt général, pour partager la responsabilité des réformes à mener entre tous leurs adversaires.
La Grèce, à la démographie bien comparable à celle de la Tunisie, a organisé des élections et installé un Gouvernement resserré en quelques jours à peine. Pourtant, avec une dette publique de 320 Milliards d’Euro et un désaccord profond avec ses partenaires européens sur la gestion de cette dette, la Grèce est de loin en bien mauvaise posture par rapport à la nôtre[3]. Cependant, contrairement à nous[4], le solde primaire de la Grèce est excédentaire. En clair la Grèce est capable de façon autonome de payer ses fonctionnaires et le fonctionnement normal de l’Etat par ses propres moyens.. Le poids qu’elle traîne et qui l’oblige à s’endetter encore et encore est celui des intérêts composés de ces mêmes dettes.
L’enseignement principal que nous pouvons tirer pour nous de ce cas est que cet emprunt d’un Milliard de Dollars est exactement le contraire de ce que nous devrions faire : réformer et mener une vraie politique économique, sérieuse et courageuse. C’est donc bien un Milliard de Dollars de trop…
[1] Début 2005 : 1 USD = 1,15 TND. Début 2015 : 1 USD = 1,94 TND
[2] En 2025 : 1 USD = 3,3 TND (estimation)
[3] Le taux d’endettement public par rapport au PIB s’élève à 176% en Grèce alors qu’il est de 52% en Tunisie
[4] Le solde primaire en Tunisie est estimé à -3,7% du PIB en 2014. Il s’élevait à -0,9% du PIB en 2012
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