Il y a des dates qui ont marqué l’histoire, celles qui la marquent encore et puis d’autres qui la marqueront pour toujours.
Un vieux proverbe africain nous dit « quand un arbre tombe on l'entend ; quand la forêt pousse, pas un bruit». Ce proverbe laisse évoquer directement ce décret « discret » paru le 27 novembre 2012 et qui a mis sur orbite la notion d’investisseur averti en Tunisie mais qui est passé totalement inaperçu pour la communauté … non avertie.
Le but du décret en question est de définir une nouvelle catégorie d’investisseurs à savoir les investisseurs avertis. Pour être qualifié d’averti, un investisseur doit tout d’abord disposer de « l'expertise, de la connaissance et des compétences nécessaires pour prendre ses décisions d'investissement et en évaluer les risques inhérents ». Ensuite le décret énumère la liste des catégories d’investisseurs qui sont sujets à être qualifiés comme investisseurs avertis. Dans cette liste on trouve l’Etat, les institutions financières internationales, les intermédiaires en bourse, les compagnies d’assurances, …et puis il y a aussi les personnes physiques satisfaisant certaines conditions. Nous trouvons dès lors deux grandes sous catégories : dans la première catégorie nous avons les personnes physiques ayant procédé à une souscription initiale d’au moins 100 mille dinars et remplissant une condition d’expérience (au moins deux ans dans le secteur financier) ou une condition de taille de portefeuille (un minimum de un million de dinars). La deuxième catégorie concerne les personnes physiques ayant procédé à une souscription initiale égale ou supérieure à un million de dinars.
La notion d’investisseur averti a existé depuis longtemps dans les marchés développés. Aux Etats-Unis par exemple le statut d’«Accredited Investor » a été instauré par la Securities Act de 1933. Les bienfaits d’instaurer cette catégorie ne sont plus à définir. Parmi ces bienfaits, nous citons l’amélioration de la stabilité de la bourse et la profondeur du marché, une meilleure rationalité et efficience des cotations, etc.
Qu’est ce qu’il en est de son impact sur nos introductions en bourse ?
A mon avis, il y aura des effets divers qu’il faudrait voir de près. Regardons tout d’abord du point de vue de l’intermédiaire en bourse en charge de l’introduction. Avec la création de cette nouvelle catégorie, l’intermédiaire pourra fidéliser ses clients privilégiés en leur réservant une bonne partie de l’offre publique de vente (OPV). Aussi, il va assurer une certaine pérennité de ses actifs sous gestion car généralement on va exiger des ces investisseurs de garder leurs titres pour une période donnée pour bénéficier de ce placement garanti (dans le cas de Land’Or, 75% des titres ne peuvent être cédés avant un an). Finalement d’un point de vue de courtage, il aura l’avantage d’encaisser les commissions de courtage d’introduction (0,8%) et ne pas les laisser à la concurrence, lui qui a eu tout le mal de faire cette introduction en bourse.
Du côté investisseur, l’avantage indiscutable dont il va bénéficier est le placement garanti. Finis les temps où il doit se contenter de 10 actions par souscription ou il doit faire des listes, des sous listes et différents types de ramifications pour avoir plus de titres. Le placement garanti lui permettra d’avoir le nombre de titres souhaité. En contrepartie, il doit garder le titre pendant une certaine période comme mentionné ci-haut.
Du côté marché, l’avantage évident est l’amélioration de la stabilité du cours surtout pendant les premiers mois après la cotation ; une stabilité vitale pour la pérennité du marché.
Finalement, la société émettrice en bénéficie également car la création de la catégorie d’investisseur averti a le double avantage d’encourager l’investissement à plus long terme mais aussi de faciliter la réussite de la levée de fonds.
L’introduction de cette nouvelle catégorie d’investisseur ressemble à un conte de fée où tout le monde trouve son compte. En termes économiques on a atteint l’équilibre de Pareto où on ne peut plus améliorer le bien être d’un individu sans détériorer celui d’un autre. Mais malheureusement, le monde est plus cruel, et gare aux effets pervers de l’abus de l’utilisation de ladite catégorie. On pourrait se trouver dans des cas où l’intermédiaire introducteur va abuser de son pouvoir d’introducteur pour « encourager » les clients des concurrents à souscrire à travers lui en leur miroitant les bénéfices du placement garanti ; ou encore que le placement garanti devient un argument de vente tellement important qu’on va attribuer le maximum de titres aux investisseurs avertis délaissant au passage les petits porteurs. Ceci non seulement lèsera les petits épargnants mais aussi la liquidité du titre.
N’arrivons pas à cela, restons optimistes, une charte d’éthique et une convention de « best practices » devraient accompagner ce décret et être signées par tous les intermédiaires. Le salut de la bourse de Tunis, et, partant, notre économie passe par la coopération et la contribution de tous comme le dit si bien un vieux proverbe africain « seul on part plus vite, ensemble on part plus loin ».
Eymen Errais, PhD, FRM
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