Nous autres tunisiens ne lisons plus, et, comme le dit l’expression populaire, faisons si mal nos propres comptes que nous aboutissons toujours à un surplus ( إلي يحسب وحدو يفضلو ) Essayons tout de même ici de faire approximativement nos comptes, le plus honnêtement possible.
Nous produisons annuellement l’équivalent de 130 milliards de dinars (ci-après GTND). C’est notre PIB, bon an mal an. Notre dépense publique en représente 50 GTND ou 40%. Face à ces dépenses, l’Etat n’a au mieux que 38 GTND de revenus. Notre déficit public dépasse donc les 10 GTND pour 2021 et sans doute plus de 15 GTND pour 2022 en tenant compte des impacts imprévus de la guerre en Ukraine (hausse des prix de l’énergie et des matières premières, baisse de la croissance). La Loi de Finances 2022, qui date d’à peine deux mois, ne tablait que sur 8 GTND.
Avons-nous des marges de manœuvre immédiates pour réduire nos dépenses ? Rien de sérieux, l’immense majorité va aux salaires des fonctionnaires et autres subventions aux produits de première nécessité ; la pression est donc plutôt à la hausse. L’investissement public ? Il est déjà le parent pauvre, amputé depuis bien des années. Augmenter les recettes ? Pas de pistes concluantes non plus : une croissance inférieure aux attentes aura tendance plutôt à les réduire. Les thèses fantaisistes de type réconciliation pénale n’engagent que ceux y croient. Elle ne rapportera que des broutilles, même si elle devait être appliquée de manière proprement abusive en expropriation pure et simple, sans aucun garde-fou judiciaire, ou même simplement rationnel.
Ces 15 GTND de déficit, il nous faudra donc les emprunter, encore et toujours. Et même bien davantage, car nous avons aussi des dettes antérieures à rembourser en 2022. Au total, 28 GTND à aller chercher, montant colossal, 22% du PIB. Avant 2020 et le COVID, avec des notations souveraines relativement meilleures et un soutien bien plus affirmé de communauté internationale, nous n’avions jamais réussi à lever plus de 10 GTND par an. Nous avons réussi à boucler 2020 et 2021 en raclant les fonds de tiroirs, avec des tours de passe-passe. Aides internationales anti-COVID tous azimuts, endettement intérieur monté en flèche, règlement de marchés publics différé indéfiniment, endettement indirect via les Offices et les entreprises publiques, bras de fer avec la BCT pour qu’elle actionne la planche à billet. Tout cela est arrivé à son terme. Les dons COVID sont épuisés, le bilan des banques est dangereusement truffé de Bons du Trésor au détriment du financement de l’économie productive, la moindre création monétaire nouvelle va aggraver une inflation déjà galopante et menaçante pour la paix sociale. Et la priorité géostratégique des bailleurs de fonds s’est déplacée vers l’Europe de l’Est et d’autres pays fragilisés qui ont abjuré leur parole moins souvent que nous par le passé en ce qui concerne les réformes économiques. Game over.
Que prévoit le gouvernement face à cela ? Des vœux pieux : un accord avec le FMI pour 12 GTND (FMI qui ne nous en a jamais décaissé plus de 3 GTND par an en des temps bien meilleurs). Accord qui devait arriver au T1 2022 et pour lequel aucun signal positif n’a été émis à ce stade. 3 GTND auprès des multilatéraux qui ont fermé leurs guichets depuis le 25 juillet. 6 milliards sur des marchés internationaux qui nous considèrent déjà en faillite. Et 5 GTND sur un marché intérieur exsangue. Aucun de ces objectifs ne sera atteint, et de très loin. Sauf peut-être le dernier, au prix de davantage d’inflation et d’un investissement privé à l’arrêt.
Hors du gouvernement, y a-t-il d’autres visions crédibles qui émergent ? L’UGTT et deux ou trois partis déclarent périodiquement qu’ils ont des projets alternatifs ; mais chacun cache sa copie miraculeuse jalousement, comme s’ils craignaient d’être exclus pour tricherie d’un concours de la magistrature. Tous rabâchent qu’il n’y a pas de vision économique dans la dernière Loi de Finances et que le pétrole y est calibré à 70$ le baril. Merci, on a bien vu. Comme si une introduction plus inspirée ou une estimation a 120$ nous auraient apporté des solutions pour combler le trou. Le FTDES est peut-être le plus explicite, mais il cale quand il en arrive aux propositions concrètes, les siennes aggraveraient d’ailleurs plutôt le déficit qu’ils ne le diminueraient. Les autres, beaucoup d’« experts », continuent de marteler les constats servis et resservis, et s’arrêtent là. Je vous épargne ceux qui attendent encore un geste de nos frères du Golfe et ceux pour qui les formules creuses de la « souveraineté de la décision nationale » et la « solution tunisio-tunisienne » tiennent lieu de réflexion économique. Ils sont en retard de plusieurs décennies : on n’a pas de souveraineté quand on ne cultive pas ce qu’on mange, qu’on ne produit pas ce qu’on consomme, qu’on importe bien plus que ce qu’on exporte et qu’on emprunte pour payer ses salaires. C’est vous, vous tous, qui avez vendu cette illusoire souveraineté. La seule liberté qu’on aura bientôt, ce sera de ne pas tendre la main et laisser le bon peuple mourir de faim.
Qu’est-ce qu’on fait alors ? On continue à attendre de percuter le mur ou est-ce qu’on essaye, dans la douleur, de concevoir nous-mêmes une solution cohérente et complète à proposer à nos créanciers, la moins mauvaise et douloureuse possible ? Car elle sera mauvaise et douloureuse. Et l’alternative - celle de l’inaction - est simple et encore plus mauvaise : le défaut de paiement, une cure d’austérité drastique, 30% de tunisiens en plus sous le seuil de pauvreté et 30% de pouvoir d’achat en moins pour tout le monde. Un déclassement prolongé. Regardez le Liban.
Quelles cartes avons-nous en main ? Pas grand chose. Nos créanciers n’aiment pas perdre de l’argent, une solution soutenable pour récupérer leur mise, ou l’essentiel, leur plaira. Après tout, les marchés nous accordent actuellement une chance sur deux de faire défaut sous deux ans. Ils sont presque cléments. Satellisés stratégiquement, nous n’en sommes pas moins encore une des principales soupapes migratoires euro-méditerranéennes. Nous n’avons jamais fait défaut sur nos engagements depuis l’indépendance, maigre crédibilité que nous ont laissé les pères pionniers.
Quoi d’autre que le défaut subi, brutal ? Une restructuration de la dette qui la rende soutenable, c’est à dire remboursable. Une restructuration venant de la Tunisie, avec des propositions tunisiennes, un calendrier tunisien. Entendons-nous bien : Club de Paris il y aura ; conditionnalité il y aura. Et cette fois-ci cette conditionnalité sera ex ante, et très sourcilleuse : montrez moi des réformes lourdes faites, ou largement engagées, des sacrifices consentis, et je vous débloque un peu d’argent. Ça c’est de l’acquis. C’est malheureux d’en être arrivés là, mais c’est acquis.
Pour que notre dette redevienne soutenable, il faut plusieurs choses, et simultanément. Faire redescendre notre besoin de financement net annuel autour de 10-12 GTND, notre niveau réaliste de moyen-terme. Se mettre vite en situation de générer un solde primaire du budget (i.e. hors service de la dette) positif, disons à partir de 2024. Amorcer de manière immédiate et crédible l’exécution des grandes réformes qui nous redonneront un peu d’espace budgétaire à moyen terme, donc trouver une solution politique acceptable pour répartir les sacrifices et accompagner les populations les plus touchées.
Quiconque a pratiqué la négociation conflictuelle sait une chose : un accord robuste doit donner à chacune des parties le sentiment d’avoir maximisé ses gains ou d’avoir limité ses pertes. Surtout quand chacune de ces parties doit en convaincre ses propres commanditaires réticents. Gain maximisé ou perte limitée non pas par rapport à la situation courante, mais par rapport à la situation qui se créerait à l’avenir en l’absence d’accord. Quiconque a pratiqué la transformation en profondeur, quelque soit le sujet ou l’organisation, sait deux choses. Avant que cette transformation ne produise ses effets positifs, elle commence par coûter, en temps, en argent, en efforts, en émotions. On commence toujours par investir, avant de récolter. Ensuite, quand l’investissement consenti est insuffisant, on perd tout. Pas simplement une partie du gain espéré, mais la totalité. On ne transforme pas en profondeur à l’économie, avec des calculs d’apothicaire.
Du point de vue du gouvernement tunisien, le point d’équilibre est d’avoir un financement du budget à peu près sécurisé sur 3 ans (le terme du mandat présidentiel, si celui-ci reste le même) contre des mains liées du point de vue des politiques socio-économiques à mener. Côté créanciers, c’est une perte de principal nulle ou limitée, une dette prolongée mais soutenable et à des taux d’intérêt économiquement rationnels, un argent frais à injecter d’un montant raisonnable assorti de conditions permettant de maintenir le gouvernement et les partenaires sociaux sous pression permanente pour exécuter les réformes sans leur faire de nouveau un enfant dans le dos. Pour l’UGTT et les principaux « perdants des réformes » (fonctionnaires et agents des entreprises publique, classe moyenne inférieure, s’il en reste), le seuil d’acceptabilité pourrait être une casse sociale (licenciement d’agents publics et baisse de salaires) minimale, voire nulle, le maintien d’un niveau de compensation au moins stable pour les populations qui en ont effectivement besoin. Et une enveloppe d’argent frais disponible pour accompagner et compenser partiellement la douleur des concessions et des sacrifices pour les catégories concernées.
Mettons donc cela dans un format économique :
- doublement de la maturité de la dette extérieure publique (bilatérale, celle du Club de Paris, et multinationale, qui endosserait les mêmes termes de l’accord), avec maintien de taux concessionnels ;
- Maintien en l’état de la dette des marchés internationaux, condition nécessaire pour pouvoir émettre à nouveau dans 2 ou 3 ans. Si fonds vautours il y a, ce qui est improbable car nous ne sommes que du menu fretin, ils agiront à leurs risques et périls ;
- Reconduction sans augmentation (moratoire) sur la dette publique intérieure pour ne pas fragiliser excessivement le secteur bancaire, tout en redonnant du carburant à l’investissement productif privé ;
- De l’argent frais en provenance des créanciers publics étrangers de l’ordre de 8-10 GEUR (ou 30 GTND). C’est le double de ce qui est strictement nécessaire pour le budget, mais le surplus devra être strictement sanctuarisé pour l’accompagnement social des réformes structurantes et les investissements publics vitaux ;
- Pour les sacrifices catégoriels : gel des salaires et des recrutements dans le secteur public pour 3/4 ans, mais sans licenciements secs ni baisse de salaires. Une compensation reconfigurée mais qui n’affecte que les passagers clandestins actuels (revenus élevés et moyens). Pas de privatisation des quelques entreprises publiques vraiment stratégiques, et pour les autres, PPP plutôt que privatisation pure ; de toute façon, personne n’en voudrait si l’Etat ne met pas un peu la main à la poche. Une pression fiscale accrue pour les hauts revenus et patrimoines, sans devenir confiscatoire (2-3 points de PIB). Une approche passablement répressive envers l’économie informelle, les niches fiscales et régimes dérogatoires. Des monopoles et des rentes démantelés méthodiquement. Un moratoire social contractualisé avec l’UGTT pour 2/3 ans.
- Conditionnalité évidemment drastique et contraignante, mais au moins claire : pour l’argent frais comme pour l’allongement de la dette, une approche à cliquet. 5 ou 6 jalons de réformes, avec décaissement sur pièce, et clause de retour-arrière en cas de manquement grave par rapport à la trajectoire.
- Pour les réformes les plus lourdes et les plus lointaines, possibilité d’allégement des sacrifices sociaux en cas de retour à meilleure fortune budgétaire plus rapide que prévu. Et à l’inverse, allègement raisonnable de la conditionnalité en cas de facteur exogène défavorable majeur, comme il s’en produit (COVID, guerre en Ukraine, prix des matières premières…) malheureusement tous les ans en ce moment.
L’idée n’est pas ici de dire que ces contours d’accord sont acceptables par tous ; des résistances se feront évidemment jour, à commencer par la tête unique de l’Etat qui n’est pas vraiment dans cet état d’esprit. Mais chacun ferait un pas, et c’est ce que la raison commande.
L’idée n’est pas non plus de vendre du rêve ici, d’autres s’en chargent quotidiennement, au mépris de tout sens des responsabilités. Mais à côté des quelques indicateurs préservés de notre économie ces dernières années (taux de change, niveau des réserves et volume du refinancement ; comme par hasard les seuls leviers sous la responsabilité de la BCT), on pourrait entrevoir avec une confiance raisonnable : un solde primaire de la balance des paiements positif dès 2024, après tout on n’est pas passés loin en 2019, et ce n’était pourtant pas un grand cru économique ; une inflation à peu près tenue. Un peu de répit social et en matière de risque de financement extérieur pour exécuter avec un peu de sérénité des réformes très difficiles. Une croissance potentielle (aujourd’hui 2% au mieux) bonifiée de 2 points (phosphates, énergie renouvelable, plus de financement disponible pour l’investissement privé, démantèlement de la rente…), des taux de pauvreté et de chômage au moins maintenus à leur (très mauvais) niveau actuel. Et un pays qui, soyons optimistes, retrouve une certaine liberté de mouvement et une certaine crédibilité vers la fin de la décennie actuelle. La dette sur PIB passerait certes à près de 130%, mais enfin, elle servirait enfin à quelque chose d’autre que payer des fonctionnaires. Et après tout, la France et les US sont à ce niveau, le Japon et l’Italie bien au-delà.
Il y a à tout cela évidemment des réserves et même des objections majeures. (1) Le statu quo politique actuel y constitue bien sûr un obstacle majeur. Si des gages ne sont pas donnés en matière de libertés publiques, de concertation et de participation à la décision et de « rationalisation » du discours, rien de cela ne se fera. Mais ce sujet nécessiterait un développement complet à lui seul, et je ne prétends pas avoir l’expertise nécessaire. (2) A quoi servirait tout cela si les vrais enjeux de notre existence, de notre avenir, ne sont pas traités de fond en comble : la santé, l’éducation, le contrat social, la sécurité alimentaire, l’équité entre régions, la viabilité des régimes sociaux, l’environnement, le modèle de développement etc. C’est évident, et là aussi c’est un chantier lourd qui nécessite une réflexion complète et concertée qui me dépasse. Toujours est-il qu’un accord permettrait aussi de dégager une partie des investissements majeurs qui sont nécessaires à ces transformations salutaires. (3) Les concessions sont lourdes, le pays se retrouvera sous une certaine tutelle économique, donc politique. C’est vrai, mais est-ce évitable ? Y a-t’il une alternative crédible qui produirait une moins mauvaise situation précisément sur ces deux plans, sans parler de pauvreté et de division de notre peuple, pour ne pas envisager pire ? Peut-être aussi qu’une position tunisienne plus cohérente, plus unitaire, plus exigeante (Pouvoir, partenaires sociaux, société civile, scène politique, si elle existe encore) permettrait d’obtenir un meilleur accord. On peut l’espérer. (4) La souveraineté de la décision nationale, l’honneur du pays, la fierté tunisienne. Mon avis, je l’ai expliqué plus haut : il n’y a pas d’honneur à laisser des contingents entiers de nos concitoyens basculer dans la pauvreté extrême et la perte de ce qui leur reste de dignité. La vraie « trahison », c’est ne pas tenir le gouvernail avec courage et sens des responsabilités, même avec le cœur serré, quand le bateau est en pleine tempête. Ce serait enfin criminel de sacrifier l’avenir de nos enfants sur l’autel d’une fierté illusoire.
La Tunisie en a vu d’autres. Elle se relèvera. Comme cela, ou autrement. Mais elle se relèvera.
Mondher Ghazali
Agrégé d'économie.
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