La saison II des Matinales Alumni IHEC Carthage a démarré ce jeudi 26 octobre 2017 à Tunis, lors d'un débat portant essentiellement sur les moyens d’atténuation de la crise profonde que connaissent les finances publiques, aujourd'hui dans une situation précaire, et des voies de retour de la croissance qui reste chétive, tirée par la consommation. Le contexte actuel est principalement marqué par une baisse des investissements et des exportations, un endettement public de près de 70% du PIB, un déficit courant record, une inflation galopante, un dinar au plus bas face aux monnaies étrangères, des réserves en devises au seuil de la côte d’alerte, une situation alarmante des caisses de sécurité sociale, des entreprises publiques déficitaires, un ratio masse salariale/PIB parmi les plus élevés au monde, etc.
Le ministre délégué auprès du Chef du gouvernement chargé des grandes réformes, Taoufik Rajhi, l’économiste et ancien ministre Mahmoud Ben Romdhane, le banquier d’affaires Habib Karaouli et l’expert-comptable Anis Wahabi, ont pris part au débats, en présence également de Khaled Fourati, Président de Alumni IHEC Carthage.
Actualité oblige, une question centrale s'est imposée lors de la réunion, celle concernant le rôle que jouera la loi de finances 2018 dans la sortie de crise. Le moins que l'on puisse dire est que la LF sous sa forme annoncée la semaine dernière est loin de faire l'unanimité. Prenant la parole en premier, Taoufik Rajhi, a tenté de défendre le projet de loi en insistant sur les difficultés auxquelles elle prétend répondre, à savoir entre autres, le déficit des caisses sociales, qui représente 1% du PIB pour la CNRPS, soit 974 MD, et atteint 1160 MD pour la CNSS. La LF 2018 prévoit, à ce titre, des mesures comme l'augmentation des cotisations de 2 points et la contribution sociale de solidarité. La « bête noire » reste toutefois la masse salariale, qui devrait atteindre en 2018 la barre des 16 milliards de dinars, loin devant des pays comme la Norvège ou le Danemark où l'Etat-providence reste quand même très présent. Une stratégie de maitrise de la masse salariale a été mise en œuvre en janvier, et devrait aboutir à des changements dans les négociations sociales et à des mesures touchant les effectifs dans le secteur public, comme l'abaissement du taux de remplacement à 25% après les départs à la retraite. Au niveau de l'autre grand axe que constitue la compensation, Rajhi affirme qu’il faudrait travailler sur le ciblage et assurer une meilleure gestion via des mécanismes d'ajustement. Le ministre a donné comme exemple la taxe de 3 DT imposées sur les nuitées touristiques et qui vise à récupérer une partie des subventionnements dont bénéficient les unités hôtelières.
Mahmoud Ben Romdhane a ensuite pris la parole, pour déplorer « les conditions et le fonctionnement du gouvernement actuel », avec des « budgets confectionnés à la hâte » (moins d'un mois pour l'actuel ministre Ridha Chalghoum) au moment même où le pays a besoin d'une vision intégrée et surtout, d'offrir des caps clairs aux citoyens au lieu de leur réclamer plus de sacrifices d'année en année en l'absence de résultats. La loi de finances doit répondre aux problèmes qui se posent au lieu de tenter de minimiser les déficits et « d'essayer de rapprocher recettes et dépenses ». Pour Ben Romdhane, il est grand temps de donner la main au secteur privé qui, aujourd'hui, crée 12 fois moins d'emplois qu'avant la révolution ; la loi de finances proposée par le gouvernement ne fait rien dans ce sens avec, entre autres, une pression fiscale très forte. L'ancien ministre a également pointé du doigt le manque d'autorité de l'Etat, qui a impacté des secteurs fondamentaux comme le phosphate ou les hydrocarbures, en références aux mouvements qui continuent de paralyser le bassin minier et engendrer une baisse de la production de phosphate, au tiers de son niveau de 2010 alors que les effectifs ont sensiblement augmenté, mais aussi aux affrontements de Kamour où même l'UGTT, confrontée à des pressions, n'était pas parvenue à imposer sa position.
De son côté, Habib Karaouli, a déploré le déni de la réalité, qualifiant d’"ajustements techniques" ce que les autorités appellent "réformes", un mot qui devient aujourd'hui « un prétexte à l'inaction », selon ses termes. L'actuel PDG de CAP Bank s'interroge sur les méthodes du gouvernement, soulignant que ce qui peut être perçu comme solution aujourd'hui peut devenir le problème de demain, comme les programmes Amal ou 21-21 qui n'ont « jamais fait leurs preuves ». Pour faire des réformes, il faut un momentum et des outils, a-t-il insisté ; or sur ce dernier point, le problème de la Tunisie réside, en grande partie, dans la non application des mesures et lois déjà existantes, au lieu de quoi, les autorités ont preuve d'une capacité d'évitement typiquement tunisienne, en bricolant à chaque fois de nouvelles mesures. A titre d'exemple, Karaouli a cité la dernière vague d'arrestations, présentée comme une guerre contre la corruption et la contrebande, et pour laquelle, selon lui, « le chef du gouvernement n'avait pas besoin de nouveaux textes, mais il s'est simplement basé sur une loi qui existe depuis 1978 ». Habib Karaouli préconise, en définitive, de rentabiliser les dispositions légales existantes et de donner plus de force à l'outil exécutif, et en même temps de « revenir à la vocation originelle de la fiscalité, celle de redistribuer les richesses et de favoriser l'épargne ; or la loi de finances 2018 ne répond à aucun de ces deux objectifs ». Le banquier d'affaires a rappelé que 13 gouvernorats du pays font face, non plus à une décélération, mais à un désinvestissement, ce qui est de nature à recréer les mêmes conditions qui ont conduit au soulèvement de 2010. L'Etat, de son côté, fait encore preuve d'amateurisme, selon ses propos, comme « en témoigne la dernière liste de restrictions de produits importés dressée par la BCT », qu'il qualifie « d'hérésie », et les multiples discordances entre politique monétaire et budgétaire.
Un intervenant a souligné la question de la gestion de la transition en Tunisie, qui a toujours été mauvaise depuis le départ, et a abouti aujourd'hui à un Etat faible, pris en otage, selon lui, par deux blocs parlementaires puissants, et formant une unité de façade, qui est, en plus, fragilisée aujourd’hui par la position de l'UTICA. Un deuxième intervenant a mis l'accent sur la déconnexion entre l'administration et le secteur privée, qui ne peut qu'être renforcée, selon lui, par les dispositions de la LF 2018.
Taoufik Rajhi a répondu que l'Etat est aujourd'hui dans l'incapacité d'assurer une relance publique et a dû se tourner vers des outils comme les PPP et il devra, à terme, se doter d'un espace fiscal favorisant son intervention pour atteindre les objectifs de la révolution, ce qui ne pourra se faire qu'en récupérant du terrain sur les dépenses de compensation et de masse salariale et l'ouverture de nouveaux horizons pour les réformes sectorielles. Tout cela reste tributaire d'un retour à l'équilibre des finances publiques, a-t-il ajouté, dans un contexte où les menaces ne manquent pas, qu'elles proviennent des prix pétroliers, d'un nouveau glissement du dinar, des mouvements sociaux ou surtout du climat sécuritaire.
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