L'intermédiaire en Bourse MAC S.A publie son billet économique du mois de mars 2021, consacré à la crise de la COVIS-19, intitulé "Un choc à gérer & une opportunité à saisir" et élaboré par le professeur Moez Labidi.
La pandémie de la covid-19 est une crise inédite : l’une des crises les plus graves depuis la seconde guerre mondiale. C'est un cocktail de chocs : un choc d'offre, un choc de demande et un choc d'incertitude. Le niveau d'incertitude reste entier, la forte hausse des cas d'infections au Coronavirus continue de faire planer
une menace sur la santé des citoyens et sur les perspectives de croissance économique dans le monde et en Tunisie. C'est aussi une crise innovante : elle a réussi à faire émerger de nouveaux créneaux porteurs.
En Tunisie, la crise de la Covid-19 a grignoté tout ce qui reste de l'espace budgétaire. Contrairement aux principaux pays développés qui ont bénéficié de facilités d'accès aux marchés financiers internationaux où leurs gouvernements ont réussi à se refinancer à des taux proches de zéro voir négatifs le niveau élevé du
coût de financement interne du Trésor tunisien, et la dégradation du spread de la Tunisie sur le marché international ( autour de 9 % sur le dollar et 11.25% sur l'euro, à la mi-mars), ont limité la force de frappe du budget pour atténuer les dommages collatéraux de la crise.
Dans le cadre de ce billet, nous essayerons de repérer les grandes transformations observées dans l'économie mondiale, et plus précisément dans l'orientation des politiques économiques, afin de pouvoir expliquer à la fois les limites de l'action publique des autorités tunisiennes dans sa gestion de la pandémie et
les opportunités que la Tunisie pourrait saisir.
La crise de la Covid-19: des changements radicaux dans l'orientation des politiques publiques
La crise Covid-19 est une crise atypique et exceptionnelle par son ampleur. Elle a affecté aussi bien la sphère réelle que la sphère financière. Son impact économique est à la fois :
- Immédiat : des secteurs affectés de façon transitoire par les chutes de la production (suite aux mesures de confinement) et de la demande : soit légèrement : Agriculture et agro-alimentaire; soit fortement : textile. Mais, ils ont très vite profité dès les premiers signes de la reprise de la demande. De même, le secteur du textile a montré une relative résilience en s'adaptant à une nouvelle demande (les masques, ..).
- Et durable : avec des secteurs durablement perdants et fortement affectés pour une longue durée (confinement total et fermeture des frontières): tourisme, transport aérien, Industries mécaniques et électriques. Et des secteurs présentant des opportunités favorables aux nouvelles orientations des politiques publiques : travail à distance, santé, , …
Le choc Covid-19 a opéré une série de transformations radicales dans l'orientation des politiques publiques.
Premièrement, il a renforcé la place de la politique budgétaire dans la politique économique. Du coup, une forte augmentation de la dette publique liée aux mesures de soutien aux ménages et aux entreprises, boostée par le niveau très faible du coût de refinancement sur les marchés obligataires, où les taux d'intérêt sont proches de zéro ou même négatifs, comme c'est le cas des économies avancées. Un contexte qui a favorisé aussi le recours à des politiques monétaires ultra-ccommodantes, plus prononcées dans les économies à faible inflation. La pandémie, a montré aussi que ce sont seulement les pays disposant d'un espace budgétaire (fiscal space) confortable, qui détiennent une meilleure aisance pour atténuer le choc Covid-19.
Deuxièmement, la pandémie a rehaussé la place du secteur public dans l'économie. Elle a réussi à freiner la marche vers le désengagement de l'Etat de l'économie. Elle a montré que l'état de la gouvernance du secteur et la qualité du service public qui en résulte comptent beaucoup plus que la structure du capital. La
cote de plusieurs secteurs est devenue en hausse : la santé, l'éducation, le transport public, l'environnement, l'alimentation, la recherche, l'énergie propre, le digital, la sécurité, .. En accordant à ces secteurs la place qu'ils méritent dans les politiques publiques, nous pourrons espérer nous protéger contre les éventuels
prochains chocs, et notamment le spectre du changement climatique, considéré comme une menace éminente.
Troisièmement, l'accélération du rythme de la marche vers la digitalisation, a donné naissance à une sorte de "capitalisme de plateforme" (télétravail, enseignement à distance, numérisation des opérations fiscales, numérisation des pensions des retraités et des familles nécessiteuses, ...), au sens de l'économiste français
Robert Boyer. Rappelons que cette marche vers la numérisation a généré de nouveaux risques : les cyberrisques affectant directement les institutions financières, et le risque de dépréciation de l'immobilier commercial, via l'essor du télétravail.
Quatrièmement, une prise de conscience dans l'ensemble des économies avancées pour réunir les conditions de réussite d'un processus de relocalisation partielle ou totale des chaînes de production. Un processus largement dépendant de leurs capacités d'investir dans l'innovation pour pouvoir retrouver la maîtrise des chaînes de valeurs. La crise de la covid-19 a fortement impacté le commerce mondial en dévoilant la vulnérabilité des chaînes de valeur internationales. Les économies avancées ont souffert de leur dépendance à d'autres économies (la Chine et le monde émergent) pour des produits stratégiques (liés à la santé, agriculture, énergies renouvelables, automobile, ..). Le débat public s'oriente aujourd'hui vers une relocalisation partielle qui repose sur l'objectif de sécuriser l’approvisionnement de certains produits jugés comme stratégiques (santé, alimentation, ..). Par contre, la crainte est de déraper, sous l'impulsion des thèses
protectionnistes de certains courants populistes en vogue dans ces économies, vers une relocalisation totale. Cette dernière serait pénalisante pour les gains en termes de productivité, qui sous-estime le risque de montée de la pauvreté et ses implications sur les flux migratoires dans les pays en développement et les avantages de la diversification internationale des sources d’approvisionnement. Rappelons que l’IPhone d’Apple fait appel à des services de facteurs de production de près de 50 pays, et que le géant de l'aéronautique Boeing collabore avec des fournisseurs implantés dans environ 150 pays.
Enfin, la crise covid-19 a montré que dans un monde où la globalisation extensive est achevée, il n'y aura aucune place pour les comportements de "passager clandestin" (free rider) pour certains pays. Aucun pays ne pourrait réussir à y échapper en faisant cavalier seul. La crise est planétaire et du coup la sortie est globale.
L'ensemble de l'économie mondiale est confronté à ces transformations, et en particulier l'économie
tunisienne.
La crise de la Covid-19 : des fragilités structurelles de l'économie tunisienne dévoilées
La crise de la Covid a dévoilé la fragilité de cette jeune démocratie. "C'est seulement quand la mer se retire que l'on voit ceux qui se baignent nus", citation célèbre du milliardaire américain, Warren Buffet, formulée au lendemain de la crise financière des subprimes.
La crise de 2008 a révélé le haut degré d'exposition des grandes banques américaines, qui semblaient résilientes aux défauts massifs. La même image s'applique, aujourd'hui, au choc de la Covid-19 qui a révélé l’acuité des défaillances du système sanitaire tunisien, la vulnérabilité financière des entreprises, la montée
de la pauvreté et la fragilité des fondamentaux macroéconomiques. Bref, la crise de la Covid-19 n'a fait qu'exacerber des déséquilibres macroéconomiques structurels.
Contrairement aux révisions à la hausse observées dans les chiffres de croissances à l'échelle mondiale, la croissance tunisienne a été révisée à la baisse par les principaux bailleurs de fonds étrangers, le Fonds Monétaire International en tête (Figure 1).
Cette différence dans les résultats de la croissance économique s'explique par la faible résilience de l'économie tunisienne, l'essoufflement de la croissance potentielle et l'étroitesse de l'espace budgétaire.
Une erreur de taille. La pandémie a été le plus souvent gérée en silo avec, d’un côté, les mesures sanitaires, et de l’autre, les mesures économiques. Or, des interactions entre les deux aspects sont indispensables pour une sortie de crise sans dégâts.
La crise de la Covid-19 a montré les limites des politiques budgétaire et monétaire
Le soutien budgétaire n'a pas été massif, ni pour les entreprises, ni pour les ménages, étroitesse du fiscal space oblige. Résultat : du côté des entreprises, le choc de la Covid-19 a lourdement affecté leurs situations financières, et même leur viabilité, pour certaines, soit de par leur fragilité, soit parce qu'elles opèrent dans les secteurs sinistrés. 54.9 % des entreprises ont des difficultés de financement selon l'enquête de l'INS-IFC et 66.67% selon celle de l'IACE. Des signes de zombification des entreprises commencent à se développer dans le secteur privé tunisien. Ce phénomène pourrait ralentir le niveau de la croissance potentielle de l'économie, via la chute de la productivité globale des facteurs (PGF) et le recul de l'investissement privé. Du côté des ménages, la crise a aussi révélé l'ampleur des insuffisances du système de soutien social pour garantir une qualité de vie décente aux personnes les plus vulnérables.
Les contraintes d'accès du Trésor public tunisien aux financements interne et externe ont compliqué l'équation Covid. Les marges offertes aux pays avancés pour se refinancer à taux nuls voir même négatifs (cas de l'Allemagne) et en monnaie nationale, ou à certains pays en développement avec un refinancement à des taux faibles (cas du Maroc), sont très éloignées des conditions de refinancement du Trésor tunisien, aussi bien sur le marché domestique (compte tenu du niveau de l'inflation) que sur le marché international (compte tenu du niveau élevé du spread souverain de la Tunisie). De même, l'action de la politique monétaire, n'a rien de comparable à celle des interventions musclées des grandes banques centrales à travers le monde. Mais malgré leurs limites, les actions de la BCT et du Ministère des finances ont réussi à atténuer partiellement le choc Covid, dans la mesure où ils ont empêché la disparition de plusieurs entreprises saines, freinant ainsi le rythme de creusement des inégalités sociales.
Rappelons que la persistance des pressions inflationnistes empêche la Banque centrale d'aller plus loin dans un cycle d'assouplissement monétaire, et le manque de dynamisme et de profondeur du marché financier et notamment le compartiment obligataire la prive de développer l'arsenal non-conventionnel de ses instruments. L'efficacité de l'action de la BCT reste tributaire de l'assainissement des finances publiques et de sa capacité à rehausser la place du cadre macro-prudentiel dans sa stratégie de politique monétaire. Le renforcement de ce cadre repose, d'une part, sur une meilleure coordination entre les politiques monétaire et macro prudentielle, d'autre part, sur un élargissement du champ de la régulation macro prudentielle au secteur financier non bancaire et aux entreprises et secteurs économiques systémiques (tourisme, immobilier,
..).
Aujourd'hui, en Tunisie, comme dans d'autres pays, la lenteur dans le démarrage de la campagne de vaccination contre le virus et les doutes qui s'installent sur la fiabilité des vaccins, repoussent aux calendes grecques l'objectif de l'immunité collective, en privant le pays de la possibilité de casser la dynamique de propagation de l'épidémie de la Covid-19. Une lenteur qui fragilise davantage les finances publiques via leurs effets sur les recettes fiscales, et les dépenses d'indemnisation des ménages et des secteurs sinistrés.
Des finances publiques largement déstabilisées par des hypothèses dépassées par la flambée du prix du pétrole. Un prix du baril à 45 $, retenu dans la LdF 2021, alors qu'il a déjà franchi la barre des 60 $ et ne cesse de tutoyer la barre des 70 $. Et une croissance économique de 4% pour l'année 2021, un niveau au-dessus des prévisions actualisées par les principaux bailleurs. En dehors de la BM qui avance 5.8%, la BAD, dans son dernier rapport de mars, prévoit 2% en 2021, le FMI table sur 3.8% pour la même année.
Il est difficile pour l'économie tunisienne de retrouver un solide rebond en 2021. La Tunisie ne pourra retrouver son niveau de production d'avant Covid, qu'en 2022, bien évidemment, si la cacophonie politicoinstitutionnelle prend fin rapidement. Toutefois, la solidité de ce rebond dépendra du degré d'adhésion aux réformes structurelles incontournables, et de l'assainissement du climat des affaires.
Repenser le service public
La crise de la Covid-19 a révélé les défaillances de nos services publics. Des défaillances qui résultent à la fois d'un déficit de gouvernance, d'une mauvaise politique de valorisation des compétences, d'une incapacité à faire respecter la loi et d'une présence syndicale étouffante pour toute initiative de réforme structurelle.
La Tunisie a besoin, plus que jamais, d'un service public de qualité pour une meilleure efficacité dans la gestion des crises sanitaires aujourd'hui, et à la fois climatiques et sanitaires, sûrement demain. Or un tel service nécessite une meilleure qualité du travail, de la fermeté dans l'application de la loi et une politique de rémunération valorisante et attractive pour les compétences.
Si la crise de la Covid-19 a révélé l'ancrage de la culture de la discipline dans le monde asiatique et dans les pays scandinaves, comme en témoigne l'efficacité de leur gestion de la pandémie, il est temps de réfléchir sur les dégâts occasionnés par la culture du blocage de l'activité productive dans les fleurons de l'économie
tunisienne (bassin minier en tête) et dans le secteur public avec l'avalanche de grèves , souvent payées (administration, entreprises publiques), et les dommages collatéraux qui en résultent en termes de dégradation du pouvoir d'achat, suite aux "flux migratoires" des familles tunisiennes en direction du privé (santé, éducation,..), du manque d'attractivité du site Tunisie, de l'inefficacité de l'appareil de recouvrement fiscal, de la montée de la corruption, …
L'urgence n'est pas de basculer dans un nouveau modèle de développement, comme le laisse entendre certains discours imbibés de rhétorique populiste. Le nouveau modèle de développement ne pourrait pas atterrir dans une économie où les finances publiques sont sous pressions, et l'Etat peine à faire respecter la loi.
Il ne pourra pas émerger avec des réformes cosmétiques. Le modèle de développement n'est pas un piquenique, il est le fruit d'une dynamique de réformes vertueuses en deux temps.
Tout d'abord, un assainissement en profondeur des finances publiques, qui permettra l'élargissement du fiscal space, et une intervention publique musclée, pour soutenir les entreprises et éviter le risque de faillite pour les plus fragiles d'entre elles, et préserver un pouvoir d'achat décent pour les ménages lourdement affectés par le confinement. De même, cet élargissement permettra de renouer avec une dynamique de désendettement, renforçant ainsi les marges de manœuvre de l'action publique.
Ensuite, l'assainissement des finances publiques offre la possibilité aux autorités de mobiliser plus de fonds pour les dépenses d'investissement au profit des grandes réformes structurelles, avec le concours du secteur privé (PPP) pour certains projets. Or, une telle dynamique ne pourrait pas se déclencher dans un contexte miné par la montée des incertitudes.
L'année 2021 sera l'année des incertitudes. La montée de la fièvre revendicative sous ses différentes variantes (syndicale, régionale, diplômés chômeurs, ..), les contraintes qui pèsent sur le financement externe (un besoin de l'équivalant de 13 Mds de dinars en devises pour le budget 2021) , la "qualité" du nouvel accord avec le FMI après deux programmes inachevés, et le retard qui sera enregistré dans le processus de vaccination, dans un contexte marqué par la progression de la pandémie, vont continuer de miner le climat social, et précipiter les reculades successives des autorités, mettant davantage de pressions sur les finances publiques.
Une économie créative et résiliente : c'est possible
Ce n'est pas avec un Etat faible, une "tchernobilisation" du climat des affaires par la cacophonie politique, une méfiance des citoyens à l'égard des institutions et une montée du populisme qui gangrène le discours politique, que nous pourrons espérer rehausser la qualité du service public, redémarrer la croissance économique et retrouver une économie résiliente et créative. Cette dernière repose principalement [Figure 2]:
- du côté des ménages, sur la confiance en l'avenir et la culture du travail. Une confiance qui se nourrit à la fois du partage équitable du coût des réformes, et de la capacité du décideur à intégrer dans ses orientations politiques les défis à relever pour la Tunisie de demain. Autrement dit, dans ses préoccupations, l'avenir des générations futures occupe une place prépondérante. Les ménages doivent être imprégnés par la culture de la discipline et de la productivité plutôt que de celle de la contestation et du blocage des unités de production.
- du côté du monde des affaires sur une Entreprise plus innovante, plus numérique, plus citoyenne. Des entrepreneurs chasseurs d'opportunités innovantes et de marchés étrangers plutôt que de primes et de rentes,
- du côté des politiques publiques, sur un Etat fort, stratège, facilitateur, détenteur d'une vision et audacieux pour réformer. Un Etat qui pense à moyen et à long terme : fortement engagé dans la transition écologique et digitale. Mais aussi un Etat très réactif à court terme : constamment en veille pour ancrer son dispositif réglementaire aux standards internationaux.
En somme, c'est avec des réformes en profondeur, qui visent l'amélioration de l'efficacité des politiques de concurrence, qui encouragent la recherche scientifique et l'innovation, et qui accélèrent la résolution des procédures judiciaires, que nous pourrons espérer remettre la croissance potentielle sur un trend haussier.
La Tunisie a perdu assez de temps pour implémenter des réformes incontournables. Le statu quo, l'hésitation, la main tremblante sont dévastateurs. Alors, "mieux vaut prendre le changement par la main, avant qu'il nous prenne par la gorge", nous alertait, Winston Churchill, Premier ministre du Royaume Uni durant la seconde
Guerre mondiale.
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