L'Institut Tunisien des Études Stratégiques (ITES), dirigé par Neji Jalloul, a organisé aujourd'hui, 31 janvier 2018, une conférence consacrée à la crise du dinar tunisien, son état des lieux et ses perspectives. L'événement a été organisé en collaboration avec le think tank allemand Konrad Adenauer Stiftung (KAS). L'objectif des organisateurs est de mobiliser les acteurs clés du secteur des Finances publiques, et d'identifier les actions prioritaires pour une sortie de crise. Il s'agit d'ailleurs de la première d'une série de rencontres prévues tout au long du mois de février, a indiqué Neji Jalloul, qui a souligné dans son mot d'introduction les erreurs et les problèmes de gouvernance dont « sont coupables tous les gouvernements depuis la révolution, sans exception », insiste-t-il. Neji Jalloul a longuement parlé de la classe politique tunisienne, dominée par les professionnels de la politique qui « cherchent à marquer des points dans des perspectives purement électoralistes, et n'osent pas prendre les mesures douloureuses et indispensables pour le redressement de la situation tunisienne. La Tunisie a besoin d'un engagement collectif et d'un retour à la culture du travail et du mérite. »
Holger Dix, représentant de KAS, a brièvement pris la parole, pour souligner principalement le pessimisme ambiant et handicapant qui règne dans le pays, face à la situation économique difficile qui se reflète entre autres sur le dinar. Il a, par ailleurs, rappelé la situation de l'Allemagne au lendemain de la deuxième guerre mondiale, ajoutant que la Tunisie a tous les atouts pour réussir sa transition démocratique tout en redressant son économie.
Dans son argumentaire, l'ITES commence par rappeler les causes directes de la tendance baissière qui a coûté au dinar 50% de sa valeur face à l'euro en 15 ans, à savoir : le déficit commercial et l'endettement publique, la différence des taux d'inflation, mais aussi la surévaluation du dinar depuis la deuxième guerre mondiale, un facteur rarement avancé par les analystes, et que l'ITES impute à l'expansion d'une économie basée sur la production et l'échange de biens à faible valeur ajoutée.
Pour sa part, le représentant de la Banque Centrale, Ahmed Tarchi, a d'abord contesté le titre choisi pour la conférence, rejetant le terme "crise", et déplorant les commentaires et réactions face à la situation de la monnaie nationale, qui sont plus « passionnées et antinomiques que pertinentes », a-t-il indiqué. Il a même fait le parallèle avec la baisse du dollar de 4% face à l'euro en un mois, et qui au lieu d'alarmer les opérateurs américains, est perçu plutôt comme un stimulant pour l'économie US. La Tunisie est selon lui, "pratiquement le seul pays au monde à bouder la dépréciation de sa monnaie ", ce qui est un comble pour un pays qui compte sur les exportations, alors que des pays comme le Japon injectent des sommes faramineuses pour parer à la hausse de sa monnaie et alors que la Chine est souvent montrée du doigt pour ses actions en vue de maintenir un Yuan dévalué. Tarchi a, par ailleurs, rappelé qu'une bonne partie du glissement du dinar provient de la hausse de l'euro face aux autres devises : des mouvements de dépréciation similaires ont d'ailleurs concerné plusieurs pays tels que la Turquie, l'Algérie, la Jordanie, les philippines, etc.
Pour en revenir à la conjoncture, Ahmed Tarchi a rappelé l'instabilité politique qui règne en Tunisie, avec en moyenne un gouvernement par an ; le contexte international a engendré un dérapage des déficits jumeaux qui s'autoalimentent, et conduisent à un recours de plus en plus massif aux ressources extérieures. La persistance de cette spirale n'a cessé de réduire les marges de manœuvre des autorités. A titre d'exemple, le déficit énergétique et alimentaire a atteint 5 milliards de dinars, provoquant inévitablement un choc sur un marché structurellement demandeur de devises. La Tunisie a dépensé 1 milliard de dinars de coûts supplémentaires en énergie en raison de la baisse de la production suite aux mouvements sociaux, a rappelé Ahmed Tarchi. Dans ce contexte aussi, la BCT a dû, ces dernières années, suivre une politique palliative face aux dérives budgétaires (hypertrophie de la masse salariale, du service de la dette, etc.), à l'heure où la Tunisie subissait les conséquences des attaques terroristes qui ont miné le tourisme. Cette politique s'est, in fine, traduite par plus de tolérance vis à vis du rythme de dépréciation du dinar. Dans sa longue allocution Ahmed Tarchi a invité à démystifier le taux de change et le réduire à son statut naturel, celui d'un indicateur des fondamentaux macro-économiques. Il a ajouté que le dinar peut facilement se stabiliser si la Tunisie arrive à maîtriser son déficit courant ; ses recommandations dans ce sens portent sur la reprise de la productivité, les politiques sectorielles destinées à diversifier la base des exportations, la gouvernance des entreprises publiques qui devra s'axer sur la performance, la maîtrise de la consommation d'énergie qu'il qualifie « d'incompréhensible », et la lutte effective contre la contrebande et le marché parallèle. Il est primordial pour la Tunisie d'adopter une démarche volontariste pour redresser ses fondamentaux, ce qui se traduira automatiquement sur le taux de changes ; la politique monétaire devra aussi reposer sur une analyse fine, notamment au niveau de l'élasticité des différents postes de la balance des paiements.
Mohamed Salah Souilem, Directeur Général à la BCT, a lui aussi souligné « la moitié pleine du verre », mais n'a pas manqué d'apporter ses explications quant au comportement du dinar, avec un bref retour historique sur le début des années 2000, quand la Tunisie a introduit plus de flexibilité dans le taux de change du dinar, permettant des ajustements qui dépassent les différentiels de l'inflation, après l'accord de libre-échange avec l'UE, et à l'adhésion de la Chine à l'OMC. Au vu des difficultés de la Tunisie, notamment de ses secteurs pourvoyeurs de devises, et de ses deux principaux partenaires économiques, que sont l'Union Européenne et la Libye, le glissement du dinar et l'érosion des réserves de changes s'expliquent parfaitement a souligné Souilem. « Le problème maintenant a beaucoup à voir avec la psychologie du marché et des anticipations négatives qui alimentent la "psychose", avec la complicité du paysage médiatique », a-t-il souligné. Pour Souilem, « le pire est passé et le dinar, ayant touché le fond, ne peut que repartir à la hausse selon lui, pour peu que les mouvements sociaux le permettent selon ses termes, et que les exportateurs, qui bénéficient désormais de la possibilité de garder leurs avoirs en devises pour se protéger contre les variations du change, mettent fin à leurs pratiques spéculatives ». Les importateurs sont quant à eux invités « à rationaliser leurs importations ».
De son côté, Brahim Elhajji, ancien DG à la BCT et ancien PDG de la BH, a par la suite exposé un rappel de l'évolution du régime de change : depuis 1992 et la convertibilité courante, renforcée en 1994, et la possibilité accordée aux banques de coter le dinar à l'intérieur d'un corridor (et la période d'apprentissage qui s'en est suivie pour le développement des salles de marché) ; puis, à partir de 2010, la décision d'exercer une dépréciation maîtrisée et prévisible, annuellement, pour défendre la compétitivité des exportations tunisiennes en gardant à l'œil le pouvoir d'achat. C'est justement cette visibilité qui fait défaut depuis la révolution. L'existence de market makers est en soi une bonne chose, explique Elhajji. Il aurait, néanmoins, « fallu élargir le corridor et ne pas l'annuler et mettre en place un régime de flottement pratiquement libre, et intervenir lorsque les pressions deviennent trop fortes et risquent de casser la fourchette » ; il se trouve aujourd'hui que « les pressions viennent des market makers eux-mêmes », a fait remarquer Brahim Elhajji, se référant lui aussi à la spéculation des opérations via leur comptes professionnels en devises (CPD). Ces comptes ont été libérés graduellement a-t-il rappelé, « pour permettre à leurs détenteurs de se protéger contre les aléas du taux de changes ». Toute action de libéralisation doit être graduelle et aller de pair avec le redressement des fondamentaux, n'a cessé d'assurer l'ancien PDG de la BH. Au niveau des réserves de devises, Brahim Elhajji, recommande, à court terme, un système de Swap avec les partenaires de la Tunisie, apportant des liquidités en devises et donc un réconfort pour les opérateurs sans pour autant les diriger vers les dépenses courantes.
Ahmed Tarchi est intervenu une deuxième fois, sur la question de la dette extérieure notamment, considérant que le débat ne doit pas diaboliser l’endettement en soit, mais se pencher plutôt sur l’usage qu’on en fait, dans la mesure où le recours au financement extérieur est une nécessité imposée par la structure de l’économie tunisienne. La Tunisie affiche un décalage de 9% entre le taux d’épargne et le taux d’investissement, décalage qui n’a pu être comblé par les IDE. Il a une nouvelle fois insisté sur l’importance de réduire drastiquement les importations de produits non prioritaire, réitérant sa vision plutôt optimiste pour l’avenir, avec la reprise de secteur importants comme la production minière et le tourisme.
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